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Georges Clemenceau,

Centenaire de son périple en Birmanie*

23 novembre - 2 décembre 1920

Pendant près de 6 mois, à partir de l'automne 1920, G. Clemenceau,  bon connaisseur de l'Extrême orient, réalise un périple principalement culturel  en visitant Ceylan, la Malaisie, les Indes néerlandaises puis les Indes britanniques. Son séjour en Birmanie fût bref, mais résume tout l'intérêt qu'il portait depuis des années  à la religiion bouddhiste, son art d'établir des relations personnelles en marge des mondanités, sa lucidité politique quant à l'avenir du colonialisme. Nous avons essayé de reconstituer ce périple birman à partir de sa correspondance et de témoignages souvent éparpillés de l'époque.

Pour comprendre le sens du voyage de G. Clemenceau en Asie du Sud durant 6 mois à compter de septembre 1920 et saisir plus particulièrement l'intérêt qu'il a accordé à  son séjour en Birmanie, quelques mots liminaires sur son intérêt particulier pour le bouddhisme et sur ses principaux combats politiques, artistiques et philosophiques sont indispensables. Mais aussi sur la complexité de sa personnalité.

Le Père-la-Victoire

01   ClemenceauAuFrontSem01 - Georges Clemenceau visitant le front - Dessin de SemL'homme d’État Georges Clemenceau (1841-1929) est  connu dans le monde entier, en premier lieu en raison de sa détermination à mettre un terme le plus rapidement possible  à la Première Guerre Mondiale. Nommé premier ministre et ministre de la Guerre, en 1917,  celui que l'on appelle « Le Tigre » est un stratège redoutable. A 76 ans il met toute son énergie à libérer la France de l'invasion allemande,  avec tous les alliés,  dirigeant l'armée française  en chef de guerre  : « la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires ». Mais aussi avec humilité : il n'hésite pas au péril de sa vie à rendre visite dans les tranchées  aux fameux « Poilus ». C'est ainsi qu'il devient « Le Père-la-Victoire » aux yeux de tous les Français et du monde entier.

Clemenceau résolument laïc et anticolonialiste

Il est reconnu  aussi par la singularité de sa personnalité : médecin de formation, il s'engagera toute sa vie dans des combats politiques  pour02  TableauRaffaelli02 - Clemenceau en campagne électorale - c. 1885 - Huile Raffaelli. la liberté de pensée. Résolument athée, au fait de l'histoire des religions y compris asiatiques, il milite activement pour la laïcité. Ce qui l'amène à concevoir l'organisation d'une société laïque et républicaine, qui aboutira, après d'âpres combats, à  la séparation de l’Église et de l’État (1905). Cette posture ne signifie pas qu'il soit anti-religieux loin s'en faut. Réaliste, il est tolérant à l'égard  des croyances et pratiques religieuses inscrites dans l'histoire de l'humanité. Cette liberté de conscience individuelle ne doit toutefois pas empiéter sur l'exercice du pouvoir des gouvernants.   Il est aussi pour la justice et l'indépendance des juges. Journaliste et polémiste, il se bat bec et ongles pour innocenter puis rétablir dans son honneur le capitaine Dreyfus, accusé à tort de trahison,dans le contexte d'un courant d'antisémitisme sans précédent qui a atteint toute la France à la fin du XIXe siècle. Mais aussi il met sa plume au service de la défense des Arméniens (chrétiens orthodoxes) assassinés par centaines de milliers dans l'empire Ottoman.

Il affirme  clairement le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Son opposition, minoritaire à l'époque, au colonialisme est devenue aussi légendaire. Il désapprouve les guerres coloniales,  notamment celle conduite par le gouvernement français dans la péninsule du Tonkin. Orateur hors pair, à l'Assemblée nationale il fera démissionner plusieurs cabinets dont le ministère Ferry. Il n'est pas concevable que J. Ferry présente un budget supplémentaire aux forces armées du Tonkin, en guerre avec la Chine (mars 1885) dans des perspectives civilisatrices. En effet, pour le Tigre il n'y pas de « races supérieures » investies d'un devoir de civilisation des « races inférieures ». Il réplique à Ferry « Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l'Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d'art dont nous voyons encore aujourd'hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d'abord jusqu'à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius !  Il en avait déjà  pris conscience à l'occasion  des discours de cette nature tenus par de « savants allemands » dans les années 1860-1870 à l'égard de la France. Il est bien en avance  sur les mouvements d'indépendance qui s'exprimeront dans pratiquement toutes les colonies après la deuxième Guerre Mondiale.

Son anticolonialisme est soutenu également par l'idée qu'il est préférable de consacrer les finances publiques à des dépenses utiles à la production française.  Il s'est fait une spécialité dans  ce genre d'exercice démonstratif contre l'exécutif au point qu'il est appelé « le tombeur des ministères ».

Promoteur des idées de  progrès social jusqu'en 1906 , puis effrayé par la montée des idées collectivistes en Russie, mais surtout par l'influence grandissante du syndicalisme révolutionnaire en France, Clemenceau, l'humaniste qui siégeait à l'extrême gauche sur les bancs de l'Assemblée nationale,  sera, arrivé au gouvernement, impitoyable à l'égard des débordements sociaux au point d' être ainsi qualifié à l'époque de « Briseur de grèves ». La liberté du peuple exige selon lui de l'ordre ; ministre de l'intérieur, il modernise les  «services du renseignement » sur des bases scientifiques et organise la police en conséquence. C'est l'époque des fameuses « Brigades du Tigre ». Il se gausse d'être  « Premier flic de France ».

Clemenceau à la presse : « Que voulez-vous, je suis bouddhiste ! »

 03  BoddhisattvaAssis03 - Boddhisattava assis (Japon) offert à G. Clemenceau en 1927On connaît le célèbre musée parisien Guimet des Arts orientaux. Emile Guimet, fils fortuné d'un industriel lyonnais, après un périple en Inde et au Japon décide de créer un musée des arts asiatiques à Lyon puis à Paris (1889). Il souhaite, à cette occasion, faire connaître le bouddhisme au monde entier. Il organise ainsi à Paris des cérémonies bouddhiques avec des moines japonais et mongols. Clemenceau, "fidèle des fidèles" de ces offices assistera ainsi à cinq cérémonies avec son épouse qu'il a connu aux Etats-Unis. Fervent défenseur de la laïcité, Clemenceau s'intéresse aussi à l'histoire des religions et ne manque pas d'être séduit par le bouddhisme : « le plus noble enseignement qui ait jamais été » selon lui. « Point de violences cultuelles dans l'Inde bouddhiste. L'universelle tolérance, partout et toujours vécue, sans même avoir besoin d'être formulée, ainsi qu'on peut l'observer encore aujourd'hui à Ceylan et en Birmanie. [...] Confucius, Lao Tseu, Moïse, Socrate, Jésus de Nazareth, François d'Assise, sont grands au même titre et de la même manière, sans avoir dépassé Bouddha qui, d'un suprême élan, atteignit les sommets d'une philosophie des choses où l'homme communie avec toutes les émotions de la terre, dans une charité universelle des existences pour le soulagement des communes douleurs ». Clemenceau perçoit Bouddha, non pas comme un Dieu créateur (il a une approche positiviste de la formation du monde), mais plutôt un sage qui fonde son enseignement sur la compassion (Karuna) et la recherche de la disparition de la souffrance de tous les être vivants y compris les animaux. Clemenceau déteste la violence y compris celle  faite aux animaux : « Çakya-Mouni (Bouddha), même, étendait sa charité insigne jusqu'aux plus humbles animaux. "Dans la forêt j'étais un jeune lièvre. Je me nourrissais d'herbes, de plantes, de feuilles et de fruits. Un singe, un chacal, une jeune loutre et moi, nous habitions ensemble et je ne faisais de mal à aucun être". »

A la sortie d'un office, un journaliste du quotidien "Le Gaulois" s'étonne auprès de Clemenceau de voir « des personnalités républicaines qui n'entreraient pas dans une église catholique, mais qui viennent d'assister une à cérémonie bouddhique » et le Tigre de répondre par la célèbre boutade :"Que voulez-vous, je suis bouddhiste !"

Pourquoi l'appelle-t-on le  Tigre ?04  LeTigreAndréAstoul192004 - Le Tigre croqué par André Astoul, peintre vendéen mort à Landeronde (à 3 km des Jardins du Loriot)

Parmi les nombreux portraits du Tigre celui de Pierre Dominique dans sa biographie de Clemenceau est des plus évocateurs sur la personnalité du célèbre Vendéen  : « Clemenceau est un homme court de taille, trapu, mais alerte. Ses yeux durs brûlent au fond d’arcades creuses que surmontent des sourcils épais et recourbés. Le regard est froid, perçant. La tête est forte et ronde avec des rides accusées, les pommettes saillantes, le teint jaune. La moustache blanche et drue, tombante. Les vêtements sévères, jaquette ou veston, le col d’autrefois, droit, encadrant le cou de son carcan rigide qu’entoure la petite cravate noire. Les mains, rongées par un eczéma tenace, sont gantées de fil gris. Il y a dans l’homme du paysan et aussi du bourgeois de province. On dirait le maître d’une terre ou d’une maison, un notable bourru. Avec cela, l’esprit d’un lettré, la science d’un médecin, les goûts d’un artiste. Cet homme énergique et brutal et qu’on dit léger quand il n’est que primesautier, nullement changeant en tout cas pour l’essentiel, contrairement à tout autre — tel il était à vingt ans, tel il sera à quatre-vingts — on le craint plus qu’on ne l’aime, il fait peur. »

Le Tigre et  le Maharadja de Bikaner

05  ExtraitTigreetMahardjaTraitéOpre05 - Extrait de l'huile sur toile de W. Orpen, Signature du traité de Versailles. Le Tigre est au centre, le Maharadja est debout reconnaissable à son turban.Revenons à la fin de la 1ère Guerre Mondiale. Lors du Traité de Versailles signé au Palais des Glaces du château de Versailles, Georges Clemenceau  se lie d'amitié avec Ganga Singh, le Maharadja de Bikaner qui s'est battu avec les forces anglaises en France. Tous les deux sont anglophones. Ils  ont en commun une passion : la chasse.  Dans sa Vendée natale l’infatigable « Tigre » est  reconnu par ses proches et amis pour son  « bon coup de fusil », tandis que le Maharadja organise sur ses terres indiennes de longues et fastueuses chasses au tigre, avec  éléphants, cornacs aguerris, guetteurs, rabatteurs et rituel final de l'exposition des  tableaux de chasse... Clemenceau pourrait-il  résister à une telle invitation ? Le Tigre aimerait bien pouvoir ramener en sa retraite... une peau de tigre.  Mais avant de partir, il y a plusieurs questions à régler...

Ses partisans politiques  souhaitent désormais, la paix revenue, qu'il se présente aux prochaines élections présidentielles. Il s'y résigne sans enthousiasme. Admiré voire adulé par une grande majorité de  Français pour sa guerre victorieuse, il n'est toutefois pas apprécié par une majorité de sénateurs, en partie pour des considérations religieuses. Mais aussi son impulsivité effraye la classe politique. Il excelle dans l'art de se faire des ennemis. En homme d'action résolu il s'en réjouit souvent quitte à le regretter ! Les sénateurs  lui préfèrent un président avec lequel il  s'est battu en duel quelques années auparavant.  Philosophe, Clemenceau, à la manière de certains  lettrés de la Chine ancienne   écartés du pouvoir   s'en fait une raison : le jour de sa défaite il quitte Paris. Il va vivre  une retraite bien méritée, loin  du pouvoir, une vie simple mais très active.  Il se dit heureux d'échapper à une telle charge et  rejoint son  jardin de Bernouville près de la propriété de Claude Monet. Il a hâte de  retrouver le grand peintre impressionniste en son jardin de Giverny. «Je vous aime vous parce que vous m'avez appris à comprendre la lumière... » Le rayonnement de Georges Clemenceau tient aussi à sa culture et à son goût prononcé pour la promotion des arts et de la culture. Il soutient non seulement le courant impressionniste mais s'intéresse depuis de longues années à l'art bouddhique dans ses aspects les plus primitifs.

Désormais, il prend une première décision : installer sa retraite à la campagne, dans une petite maison de pêcheur, face à l'océan, à Saint-Vincent sur Jard en Vendée. Il a aussi le projet d'écrire, non pas ses mémoires, mais un testament à tonalité philosophique  sur sa façon d'expliquer les cosmogonies qui ont porté et environnent  le monde présent et les perspectives  à venir. Dès 1921, en homme très cultivé et en penseur , il entreprend donc   l'écriture monumentale  d'  « Au soir de la pensée ».(1926). Tout en poursuivant une correspondance très assidue et abondante avec le dernier amour de sa vie, Marguerite  Baldensperger, avec Claude Monet le chantre de son cœur et des dizaines d'autres relations,   il va rédiger  la biographie, à la demande de sa jeune et dernière égérie, d'un  homme politique qu'il admire plus que tout autre, le talentueux orateur grec  Démosthène. Lui-même est un orateur hors pair. Latiniste et helléniste, il tient à souligner, ainsi, avant de quitter les tumultes de la vie,  la contribution de la Grèce antique à la construction de l'idée de la démocratie,  à la formation et au rayonnement des Arts classiques,  incluant leur influence sur  l'art bouddhique. Mais il est aussi un homme de rupture, il exècre l'art académique de  son époque et s'enthousiasme pour l' Impressionnisme. Il veut apporter un témoignage vivant  sur la vie et l’œuvre de son ami Claude Monet. Clemenceau, en sa retraite vendéenne, et dans son appartement parisien de la rue Franklin  prévoit aussi de recevoir, de façon parcimonieuse, des amis politiques, des écrivains, des artistes mais aussi  d'aller à la rencontre de gens ordinaires. Ce n'est pas tout.

A 79 ans Georges Clemenceau  prend la ferme résolution  d'entreprendre trois grands voyages, en Égypte, en Asie du Sud, et aux États-Unis. Ce qu'il accomplira également.

Départ pour l'Asie du Sud

Le 22 septembre 1920, Georges Clemenceau (79 ans) s’embarque à Marseille pour un voyage de 6 mois en A06  SS Cordillère06 - Steam Ship Le Cordillère - 141 m de long, peut transporter 957 passagers.sie du Sud, abandonnant définitivement la vie politique. Il tient à réaliser un vieux rêve :  se mêler aux populations afin de nourrir sa passion pour les religions asiatiques dans leur forme primitive et visiter les lieux légendaires, témoins d’un art raffiné et du message originel de Bouddha. Chasser le tigre n'est qu'un prétexte .

A Albert Clemenceau (son frère aîné, avocat de Zola) le 27 septembre 1920 : "Excellent bateau qui tient très bien la mer. Tous les services à souhait. "   Sur le paquebot La Cordillère de la Compagnie française de Messagerie Maritime, G. Clemenceau est accompagné de Nicolas Pietri, intime et fidèle collaborateur de G. Clemenceau et de Mme Pietri, M. Turpaud, industriel en confection de Cholet,  à deux pas de sa Vendée natale et d’Albert Boulin, jeune domestique recommandé par Sir Bazil  Zagaroff,  le plus riche marchand d’armes en Europe, représenté en France par N. Pietri.

Le 10 octobre le Cordillère fait une brève escale à Colombo. Clemenceau y reviendra à la fin de son long périple à travers les  Indes anglaises,  en guise d'apogée de ce que l'on peut appeler un  pèlerinage sous le signe de Bouddha ! Puis c'est l'étape glorieuse à Singapour. Le Père-la-Victoire est reçu triomphalement dans la colonie anglaise  de la presqu’île malaise. Double surprise : il va devoir  inaugurer sa propre avenue ! Il y rencontre un missionnaire vendéen !

Le voyage se poursuit dans les Indes néerlandaises, marquées à l'époque par des grèves conduites par un mouvement d'émancipation anticoloniale.  Parmi les réjouissances au programme : visite de Buiten Zorg (plus connu aujourd'hui sous le nom de Bogor, près de Batavia devenu Jakarta), parc botanique de 87 ha de style anglais. Cet important jardin botanique réveille en Clemenceau le sentiment d' absence  de son ami de Claude Monet : il aurait tant voulu qu'il soit du voyage plutôt qu'il se confine à Giverny ! Qu' à cela ne tienne, à son retour  ils vont continuer à partager la passion du jardinage : « Et l'un des derniers intérêt de ma vie est d'un jardin sans contours, sans corbeilles, sans allées, sans parterres, sans alignement de couleurs, où se rejoignent fleurs et feuillages de civilisation et de sauvagerie en bordure de l’océan jaloux. » Clemenceau ne se laisse jamais aller à la mélancolie. Demain, visite du temple bouddhique de Borobudur, lequel «  est le monument auprès duquel pâlissent les plus beaux édifices de l'Inde. » Clemenceau trouve en escaladant ce monument du IXe siècle, redécouvert au XIXe siècle, les limites historiques et sociologiques  entre le temple qui est  l'aboutissement   d'une doctrine religieuse, telles les cathédrales gothiques et ses soubassements qui expriment les bases historiques de l'élaboration du bouddhisme  : « Des superpositions de terrasses où les processions se déroulent en des aventures de bas-reliefs figurant toutes les légendes de la vie de Bouddha. ». Il aura confirmation de cette clé de lecture avec  le temple d'Ananda à Mandalay.

Dans l’œil  du Tigre en Malaisie

 07   Tiens le tigrePunchCharivari07 - Dessin humoristique britannique de septembre 1919 (Punch) - Ensemble : "Tiens voilà le tigre !" Coll. Matthieu SéguélaEn quittant Bali, le Tigre a un rhume carabiné et une fluxion de poitrine qui lui dureront 2 mois. Le Tigre est sujet à cette maladie qui devient chronique. Qu'importe, selon lui, ce refroidissement est dû à une négligence du jeune Albert Boulin qui a laissé  un hublot de sa cabine ouvert toute la nuit. Le valet de chambre ne cesse de se faire gourmander, d'autant plus qu'il a, par mégarde renvoyé à Paris  une  malle avec  des ouvrages qu'il  avait sélectionnés pour son voyage culturel et touristique en Birmanie et en Inde. Faute d'être renvoyé en France, Albert  Boulin en est quitte pour bien frictionner à l'iode ,  cinq fois par jour,  le  Tigre un tant soit peu rugissant. A part cela «  la santé est bonne » écrit-il à son frère. Autant dire : pas question de revenir en France malgré les recommandations de Pietri et des médecins.  Il finit par retrouver sa bonne  humeur, pour cause : direction la Malaisie. Il raconte : « Pas d'arbre pour monter, pas d'éléphant, rien que ma vaillance [...] » Clemenceau qui vient de faire 5 h de marche peine à soulever son arme. Il est aidé par Albert qui se rachète : « Toutes sortes d'oiseaux passaient, fuyant la pétarade des traqueurs. Enfin un mouvement se produit dans la brousse, c'était un traqueur malais que je n 'ai pas tué parce que c'est interdit. ». Sur cette boutade dont il a seul  le secret , après 5 heures de retour à pied, Clemenceau, duelliste invétéré  est prêt à recommencer, il veut un face à face, Tigre armé  contre tigre sans arme !  Mais une tempête conduit le capitaine du paquebot  à revenir à Singapour. Tout revient au calme, mis à part des perturbations causées par des grèves en Malaisie « menaçant d'un retard » .Qu'à cela ne tienne, ce n'est que partie remise, le Maharadjah de Bikaner attend le Père de la Victoire pour   une grande chasse dont il se glorifiera  dans la sphère  de ses proches relations . Léon Chaigne,   entrepreneur de maçonnerie de Talmont-Saint-Hilaire, avec lequel il entretenait des liens fraternels,   transmettra à son fils, futur écrivain, ami de Paul Claudel, un souvenir de chasse que lui avait confié G. Clemenceau au retour de son grand voyage « J'ai souvent chassé le tigre ; mais le tigre avait plus peur de moi que moi de lui.» Cette boutade bien clemenciste cache une belle anti-phrase : ce magnifique félin  n'a guère peur de l'homme, et sa bravoure est  sans doute le drame de sa disparition quasi-inéluctable en Asie.

Direction la Birmanie. Il ne veut manquer à aucun pris  ce pays qui ne ressemble à aucun autre selon l'expression juste de Rudyard Kipling.   L'arrivée à proximité  du port de Rangoun est imminente. Le Zuit ne pouvant accoster directement sur le quai des voyageurs, l'illustre voyageur doit transiter par la baleinière du Gouverneur de la Birmanie.

Clemenceau au frère  de ses charpentiers, évêque de Birmanie : « Nous sommes pays ».

Rangoun  23 novembre 1920. Une somptueuse réception est prévue  par le Gouverneur Braddock le lendemain . Mais pour accueillir le président Clemenceau, par préséance,  le nouvel évêque Félix Perroy, missionnaire de la rue du Bac à Paris, est invité à participer aux cérémonies d’accueil.

Mgr Perroy se souvient : « Nous sommes tous allés le recevoir au quai. Il y avait, là aussi, le Général et les représentants du Gouvernement, etc... 09   MgrPerroy19218 - Mgr Félix Perroy, évêque de Rangoun, 1921Mais aussitôt qu’ ’il eut mis pied à terre, sans s'occuper d’eux il s'est dirigé vers notre groupe et il m ’a serré la main. Je lui ai décliné mon nom et mes titres et, comme chef de la mission, je lui ai présenté les missionnaires. Au nom de Perroy, il me dit : “ Mais est-ce que vous êtes de Talmont ? ” et, sur ma réponse affirmative, il me serra de nouveau la main et me dit : “ Nous sommes pays, je connais très bien vos frères qui sont des gens distingués... Ce sont eux qui ont bâti ma maison de St Vincent-sur-Jard... On se reverra, n’est-ce pas ?...”».

Si Félix Perroy n'était pas au courant  depuis longue date de la venue du Père de la Victoire à Rangoun, et ignorait que ce dernier venait de prendre sa retraite à quelques kilomètres de Talmont-Saint-Hilaire, en revanche la rencontre entre G. Clemenceau et  Mgr Perroy n'était pas le fruit du hasard. En 1920 Clemenceau avait été sur  le point d'acheter une maison à Bourgenay, près de Talmont-Saint-Hilaire à un certain Léon Chaigne, entrepreneur de maçonnerie. Mais finalement le Tigre avait renoncé à ce projet, car cette habitation était située trop près de  l'église du village :  les  sonneries des cloches étaient susceptibles de l'indisposer,  tout autant que  l'organisation régulière de processions ! C'est dans ces circonstances qu'un de ses collaborateurs rapprochés s'était mis en recherche d'une autre résidence secondaire, plus isolée .  Le Tigre a finalement loué, par devant notaire, pour une somme dérisoire (qui sera versée à des œuvres caritatives) une  maison de pêcheur située   à Saint-Vincent-sur-Jard,  à un  colonel de la Grande Guerre. La bicoque étant  en piteux état,  Clemenceau s'est souvenu de sa rencontre avec  Léon Chaigne. De là  les deux hommes ont entamé une relation qui perdurera bien au-delà des travaux une fois réalisés. Les Frères Perroy, ses associés et  alliés de la famille Chaigne suite à plusieurs veuvages, vont restaurer charpentes et menuiseries selon les exigences précises  du Tigre, tandis que M. Léon Chaigne, forte personnalité et cheville ouvrière de l'entreprise,   va restaurer  et aménager  la bâtisse qui allait devenir la nouvelle résidence d'été du Tigre. Albert Boulin,  se souvient que l'entrepreneur a ensuite   creusé un puits dans la dune, face à l'océan, Clemenceau ayant fait office de sourcier en repérant la présence de plantes  hydrophiles ! Une relation suivie s'est ensuite développée entre Léon Chaigne, issue d'un milieu très catholique et l'illustre homme,  faite d'amitié dans les joies et les tristesses de la vie quotidienne. Le fils de Léon, le jeune écrivain Louis Chaigne  se souviendra de sa rencontre avec cette personnalité impressionnante et des confidences qu'il avait faites à son père. On retrouve dans plusieurs de ses ouvrages et carnets de notes des souvenirs intéressants relatifs à G. Clemenceau. Ainsi, Léon Chaigne en promenade dans la Rolls Royce conduite par Brabant  se souvient d'avoir vu pleurer Georges Clemenceau devant le château de son enfance. Le Tigre est aussi un homme de cœur.  Et puis, l'entrepreneur, invité régulièrement à la table du Tigre sera tenu au courant de son grand voyage en Asie du Sud, incluant bien-sûr les Indes anglaises (y compris la Birmanie). On comprend mieux comment Clemenceau qui a combattu  toute forme de cléricalisme en France n'est toutefois pas insensible aux croyances religieuses : ainsi il visitera avec assiduité des institutions caritatives chrétiennes à Singapour, et il tiendra à faire  le détour pour rencontrer  à Rangoun, malgré un état de santé affaibli, le frère de ses charpentiers, Mgr Félix Perroy parti aux Pays des Pagodes avec ses outils de charpentier pour construitre des églises chrétiennes et des dispensaires.

08   1920 Félix Perroy et Clemenceau 2 9 - G. Clemenceau en tenue claire entouré par Mgr Perroy, le Directeur de l'Ecole des frères, et probablement le Gouverneur Reginald Braddock,caché par les enfants sur l'estrade, écoute les mots de bienvenue. Rangoun ; 4 décembre 2020. Coll. Familles Perroy et Chaigne.Revenons à notre cérémonie quasi-impromptue entre nos Vendéens réunis en Birmanie... En effet, Félix Perroy  n'est pas le seul Vendéen dans son diocèse. Trois sont présents selon le protocole d'accueil. Félix commence par présenter le Père Héraud. Ce dernier lui dit être de Chambretaud  (Nord Vendée)“ Mais moi aussi je suis de Chambretaud, lui dit-il ; que je suis content de vous trouver ici ! » Le Père Pavageau lui précise  qu’il est de Montaigu (Nord Vendée). Alors il se tourne vers M. Turpaud, l'industriel de Cholet et crie à la cantonade  : " Dis donc, Turpaud, il y a un type de Montaigu ici » et d'ajouter, s’adressant au Père Pavageau : « J’ai mon grand-père qui dort dans le cimetière de Montaigu ; ne le réveillez pas ! » Après avoir fini avec les prêtres  Vendéens, le Tigre s'adresse enfin  aux Anglais « tout étonnés de ne pas être salués les premiers » et de voir « ce mangeur de curés en si bons termes   avec [les prêtres vendéens] ». Il est ensuite conduit chez le Lieutenant-Gouverneur, où il demeure 3 jours.

Le lendemain Clemenceau se dit   très fatigué et se limite  à visiter  l’École des Frères.  La réunion est une belle réussite aux yeux de Félix Perroy. C’est bien  le 4 décembre 1920 que le Tigre est photographié, encadré par le directeur de l’École des Frères et Monseigneur Perroy. Le surlendemain, tout prête à penser qu'il a visité une première fois Shwedagon .

Le soir du 3eme jour en Birmanie le  Gouverneur donne un grand dîner en son honneur. Il  est accompagné par Mgr Perroy. En réponse au discours du Gouverneur de réception, Clemenceau sous le coup de la fatigue,  ne trouvant pas le mot « héritage »  en anglais, appelle à la rescousse son compatriote de Talmont Saint-Hilaire.  Alors il lui adresse  : «  Thanks to the french clergy... » Après le dîner, en passant au salon, Clemenceau rebondit avec humour, comme d'habitude lorsqu'il se trouve en pareille situation : «  Ce soir, vous avez été mon maître... »  Et Mgr Perroy de lui répondre « Et c'est un grand honneur pour moi, d'avoir été  pour un instant  un tel élève ! ». Le Tigre, très diplomate: «  Je vous remercie du plaisir que vous m‘avez procuré chez les Frères, hier soir. Je suis enchanté de tout ce que j'entends ici sur les missionnaires français et de voir que le Gouvernement vous a en grande estime ". Puis arrivé au salon et se confiant un instant  à Mgr Perroy : « Tenez ! Voilà mon supplice qui va commencer ». Le protocole prévoit en effet  que les dames des autorités anglaises lui soient présentées les unes après les autres avec nécessité de converser avec chacune d'entre elles  pendant quelques instants.

Avant de se retirer, Clemenceau invite chaleureusement Mgr Perroy à venir le voir à Paris sinon il lui  en voudrait. Ce ne sera probablement pas avant deux ans répond le missionnaire. Le Tigre : “ Oh !  à mon âge je ne peux pas faire d'invitation à si longue échéance ! »

Confidences du Tigre revenu en France

Avant de poursuivre le voyage de Clemenceau en Birmanie anticipons quelques instants la nouvelle rencontre de Clemenceau avec Mgr Perroy, de retour pour quelques semaines en Vendée. Louis Chaigne, écrivain estimé dans les milieux littéraires et catholiques,  fils de l'entrepreneur de Clemenceau, sera  témoin  dans sa jeunesse des  retrouvailles à Talmont Saint-Hilaire entre son père entrepreneur, Mgr Perroy, son oncle et Clemenceau en 1926. Bien qu'ils ne partagent pas du tout les mêmes conceptions de la vie, ils nourrissent toutefois  une grande estime réciproque trouvant sa source dans la proximité relationnelle mais aussi dans le partage de valeurs patriotiques. A propos de sa rencontre avec Mgr Félix Perroy, son neveu Louis Chaigne se souvient que Clemenceau en voyant la photographie prise le  24 novembre 1920 le représentant sur une estrade avec l’évêque de Rangoun l’ amusa beaucoup : «Votre parent est délicieux et parait jeune. Moi, j’ai l’air là d'une vieille bonne femme ! ».  L'estime que le  président se porte  lui fait oublier son âge et ses maux (gros rhume au moment de la prise de vue ajouté à son diabète, son eczéma aux mains, sans compter la balle qu'il a reçu près du cœur lors de l'attentat commis en 1919 par le jeune anarchiste Cottin...). N'avait-il pas déjà  remisé dans un placard un bronze de Rodin le représentant, à l'époque où il devient enfin  ministre, sous des traits qui ne correspondaient pas à l'image qu'il voulait donner de lui-même ? Mais la raison de sa réaction est peut-être plus simple : mieux vaudrait que cet instant fixé sur la pellicule reste  dans la sphère privée au moins jusqu'à son dernier jour !

Deuxième témoignage sur son séjour en Birmanie. Clemenceau qui avait consenti à accorder, à partir de 1925, une série de d' entretiens à un jeune écrivain,  René Benjamin, récompensé unanimement  en 1915 par le Prix Goncourt (l'ami du Tigre, G. Geffroy fait partie du jury) , et grand blessé de la Grande Guerre, s'était confié à l'écrivain, volontiers potinier, voire grivois,  à la manière des Goncourt, dans un excès aigu d'anticléricalisme,  particulièrement à l'égard des curés. Et de poursuivre  :« Quant aux sœurs, c'est curieux les sœurs... Pauvres petites ! »  Clemenceau reconnaît qu'elles sont menées par l'instinct d' altruisme plus que par l'égoïsme. « Elles se donnent... comme tant d'autres... un peu différemment. Pas besoin de chercher de foi mystérieuse là dedans. C'est une banale aventure psychologique. La preuve : sitôt  qu'elle mettent en avant la religion, elles divaguent ! »  R. Benjamin a extrait cette phrase d'une nouvelle de Clemenceau intitulée « La sœur » relatant  la vie religieuse probablement à partir de la relation d'estime qui s'est nouée pendant de longues années avec Sœur Théoneste . Depuis 1912, à Paris,  cette infirmière  lui sera dévouée jusqu'à son dernier jour.

Puis il poursuit : « En Birmanie, j'ai rencontré une petite sœur française qui faisait la classe à des petites chinoises. La petite sœur avait l’air d’une pomme d’api ; les petites chinoises d’autant de poupées ; je ne me serais pas fait prier pour en emporter une ! J’ai demandé à la sœur : « Pourquoi, diable, êtes-vous ici, ma sœur, avec ces petites bonnes femmes jaunâtres? — C’est qu’on m’a chassée de France, a dit fièrement la sœur. — Ah! Ah! a répondu, le Tigre et pourquoi vous a-t-on chassée? — On ne voulait plus que je parle du Bon Dieu aux petites françaises, a répliqué la sœur. — Tiens, tiens, et alors à celles-ci vous leur parlez de Bouddha? — Ah ! non, Monsieur, Bouddha n’est pas le Bon Dieu. — Donc vous leur parlez de Dieu, ma sœur, Dieu qui n’est pas Bouddha. — Je ne le pourrais, Monsieur, ce n’est pas leur religion. — Ainsi, ma sœur , en Birmanie vous êtes soumise, au lieu que dans votre pays vous êtes en rébellion. Vous avez une bonne figure et un mauvais caractère. Laissez-moi vous dire que vous avez fait un long voyage pour rien, et qu’il était bien inutile de vous exiler ! » Clemenceau a un jugement encore plus  radical sur les prêtres en mission  : « les missionnaires en Birmanie ne sont pas plus utiles que les sœurs. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ! L’un d’eux apprend à ses élèves à tirer de l’arc ! Enfin... ce sont des niaiseries à côté... A côté de l’Inquisition ! »

Ses critiques à l'égard du colonialisme vont de pair avec celle à l'adresse des Missions Etrangères. Sans méconnaître pour autant l'élitisme d'un certain nombre de missionnaires en poste à l'étranger qui ont joué en Asie un rôle culturel considérable depuis le XVIe siècle.

Dans sa rhétorique, Clemenceau place le bouddhisme au-dessus du catholicisme : « Pour avoir tenté d'être homme au  sens le plus élevé du mot, Çakya-Mouni, Jésus de Nazareth sont devenus Dieux, en dépit  d'eux-mêmes. Il m'a semblé que le Bouddha birman demeurait plus près de l'humanité. »

Enchanté par la Pagode  Shwedagon,  Le Tigre reste clairvoyant sur l'avenir de la Birmanie

Il est persuadé que cette humanité est préservée car selon lui « la vertu de l'enseignement primitif n'est pas complément dissipée »10   Shewdagon.10 - La pagode Shewdagon, stûpa remarquable situé à Rangoun. Elle renferme selon la légende, les reliques de quatre anciens Bouddhas, dont huit cheveux du Bouddha Gautama. du bouddhisme pratiqué au Tibet, en Chine,  en Birmanie, au Siam (Thaïlande), à Ceylan et au Japon. Il en veut pour preuve les offrandes de fleurs faites aux Dieux. Aux Indes anglaises « l’œil en est merveilleusement réjoui à l'entrée de tous les temples. La Birmanie s'y complaît avec surabondance ».

Georges Clemenceau en observateur avisé digne des grands reporters, doublé d'une plume d'académicien  alerte (il est effectivement élu Immortel mais ne participera jamais aux travaux de l'Académie française ! Son ami Goncourt n'a-t-il pas appelé la création d'une contre-académie ?), nous livre un témoignage de ses deux visites à la  pagode Shwedagon :

«  On ne peut pas décrire la pagode de Rangoon. En des échelles d'étalages fleuris où de petits enfants puisent à pleines mains des cascades de lotus à l'usage du fidèle comme du visiteur païen, j'arrive à un immense plateau où se répand une vie grouillante d'hommes et de Dieux confondus. Tous les Bouddhas concevables frémissant d'une gravité joyeuse dans la pierre ou le bois, au hasard des hommages. Des statues, des chapelles, des sanctuaires, qu'on ne peut pas compter. De hautes cathédrales de bois doré, dans tous les raffinements de la ciselure asiatique. »

« Parmi leurs soies chatoyantes plaquées sur d'innocentes nudités, les jeunes Birmanes au doux sourire, sous leur diadème de cheveux noirs, viennent présenter au Dieu leurs petites poupées vivantes. On se prosterne, on touche la terre du front, on dépose une fleur et le Dieu est content [...] Dans la foule compacte, aimable et souriante, chacun se répand en respectueux émois d'une douce bonhomie.[...]

De petites échoppes, partout installées, pourvoient aux besoins de la coquetterie. Sous les yeux d'un public indifférent, de jeunes femmes donnent la dernière main à leurs draperies, et même d'un léger pinceau avivent l'éclat du visage, pour paraître devant Dieu, au dernier point de leur beauté. Assis sur le sol, quelques-uns déjeunent. La piété publique n'interdit pas les soins du corps. Parmi la foule, des volées de pigeons familiers, à qui vous pouvez jeter la poignée de grain constituant un "mérite", par le moyen duquel vous serez infailliblement sauvé de quelque mauvais stage de la métempsychose pour avoir aidé votre "prochain". »

Le Tigre et la tigresse à Shwedagon

La visite de la pagode de Shwedagon, érigée par les Môns  entre le VIe et le Xe siècle  sur son promontoire et qui irradie  Rangoun de tous ses ors,   réjouit  sans réserve notre voyageur à l'instar du Temple de Borobudur. Il  apprécie particulièrement  l'intensité de la vie humaine qui s'y déroule sans discontinuité. Mais il en perçoit les fragilités et les menaces. Ce  bonheur  paisible pourrait  être vite balayé par un drame  : « Une profusion de lumière électrique assure la continuation de la pieuse kermesse de jour et de nuit. Je ne vois qu'un accident qui pourrait l'interrompre, c'est que la poudrière, installée par les Anglais au flanc de la pagode, se décidât à faire explosion. La présence de Bouddha est peut-être  une assurance. Je le souhaite vivement. » L'homme politique au firmament de sa vie a une vision prémonitoire de l'avenir de la Birmanie comme des autres empires coloniaux. Les peuples des  territoires birmans occupés par les Anglais demanderont inéluctablement  un jour ou l'autre leur indépendance. Louis Chaigne note la confidence de G. Clemenceau faite à son père au retour de son grand voyage aux Indes anglaises : «  Les Anglais sont de mauvais administrateurs. En Inde, ils se sont révélés au-dessous de tout. Vous verrez qu'ils perdront peu à peu toutes leurs colonies. Moi je ne verrai pas ça, parce que je serai cr.... à ce moment-là ». En ce début des années 20, plusieurs manifestations ont lieu à Rangoun, conduites  par des étudiants birmans, au retour de leurs études supérieures en Grande Bretagne et par des pongyis. Mais c'est une autre histoire que le voyageur imagine désormais dans ses notes    en utilisant avec  justesse un événement qui a eu lieu au début du siècle pour le transformer en un conte très bref (figure de style littéraire que Clemenceau maîtrise bien): « Naguère un tigre survint, non invité. Folle de terreur, la bête se réfugia au sommet de l'édifice, où de bons fusils bouddhistes lui assurèrent un changement d'état dans sa métempsychose. » .  Le Tigre ne croyait pas si bien dire. La destitution du roi Thibaw  à  Mandalay en novembre 1885  a  durablement déstabilisé l'identité du pays, son organisation politique et sociale. Clemenceau le sait parfaitement. En effet, l'exil du roi Thibaw en Inde a  entraîné certes  la disparition d'un  régime théocratique mais aussi une organisation sociale très influencée par le bouddhisme. Ne dit-on pas  au centre de la Birmanie qu' être Birman c'est être bouddhiste ? Cette forte identité  autour des valeurs bouddhiques sera le  ferment susceptible de modifier le cours de l'histoire birmane.

Les mésaventures de la  jeune tigresse à Shwedagon

11   TigressePeintureVerre11.- La scène qui s’est déroulée le 3 mars 1903 a été fixée sur une peinture sur verre. (collection privée – Yangon)Au début du siècle, la pagode de Shwedagon était très proche de  vastes zones de forêt dense et  les tigres étaient monnaie courante en proche banlieue. Le quartier où se trouvent actuellement  la route U Wisara et les rues avoisinantes juste au nord de la route Dhammazedi, étaient connues sous le nom de Tiger Alley ! Ainsi en 1903, une jeune tigresse passant par-là  s'était rendue  à la pagode Shwedagon  provoquant un véritable panique chez les visiteurs du site sacré et les pongyis (moines bouddhistes). La féline avait  d'abord été repérée accroupie  le matin par un groupe de visiteurs un peu au-dessus  des premiers autels ceinturant la pagode. Une caserne britannique se trouvait en contrebas du sanctuaire. Un ordre de tuer la créature avait  été donné par les autorités britanniques. Après quelques péripéties,  des soldats du King's Regiment (Liverpool) avaient abattu la jeune tigresse qui mesurait de 2,5 mètres de long. 

Mais après avoir demandé secours, les moines déclarèrent que la tigresse était en fait monté12   Tigre et Nat à Shwedagon12 - Dans un sanctuaire de Shewdagon, nat chevauchant un tigre. Représentation déjà très courante au XIXième siècle. par un nat (esprit protecteur) de la pagode - et déplorèrent qu'elle ait été tuée par les Britanniques, malgré l'interdiction de Bouddha de ravir  la vie.

L'apparition de Tigresse  est également devenue une source d'inspiration pour les artistes locaux, qui ont produit des pièces de théâtre des chansons sur la fameuse  visiteuse  de la pagode et sa mort prématurée, ainsi qu’une peinture sur verre.

Aujourd'hui, le seul tigre dans les environs de  Shwedagon se trouve au zoo de Yangon. Les tigres qui ont toujours été très présents dans les campagnes et la  jungle,  subissent une énorme pression en raison du braconnage et de l'importante déforestation y compris dans des zones définies en  réserves.

C'est peut-être en voyant à Shwedagon, dans un des nombreux  sanctuaires, un nat (esprit) chevauchant un tigre que G. Clemenceau a pris connaissance de l'histoire du félin qui s'était imprudemment aventuré dans le sanctuaire bouddhique le plus important de l'Asie du Sud-Est.

Le premier séjour à Rangoun se termine. Direction Mandalay, ancienne capitale de la Haute Birmanie  et Pagan, immense sanctuaire bouddhique, berceau de la Birmanie proprement dite. 

Sur la route de Mandalay

13   GrandBouddhacouchePegu13 - Bouddha couché (position parinirvana) dans la proche banlieue de Pégou. Typical Photographs of Burma, vers 1900.Sur la route qui mène à Mandalay, « Dans la campagne birmane, de colossales statues du Bouddha surveillent forêts et rizières. D'innombrables vestiges de pagodes pieusement abandonnées aux envahissements des végétations disent le Maître toujours présent. » Tout laisse à croire qu'il a emprunté la ligne de chemin de fer qui va de Rangoun à Myitkyina, capitale de la province Kachin non loin de la Chine. Cette ligne principale  passe par Pégou (ancienne capitale du royaume des Môns annexé par les Anglais en 1862, Il devient  la « province de Birmanie Britannique » ou Basse-Birmanie avec déplacement de la capitale à Rangoon.). Il est possible que Clemenceau ait visité rapidement le site Shwethalyaung Paya. A l'arrière de ce bouddha de 54 m de long figure l'emprunte des pas de Bouddha Gautama, composée de symboles créés bien  avant sa représentation humaine. G. Clemenceau, le lettré féru d'histoire de l'art bouddhique, suit de près les travaux de  l'orientaliste Alfred Foucher sur les représentations figurées des vies antérieures de Bouddha et l'influence   de l'Ecole de Gandhara (Afghanistan)  et de l'art grec sur la transformation des symboles en figure humaine.

Du Palais de cristal à la Pagode Ananda

Arrivé à Mandalay, Clemenceau  ne peut avoir meilleur guide que son compatriote,  Charles Duroiselle,  devenu  professeur de Pâli à l'Université de Rangoun . Ses recherches sur  la langue liturgique du bouddhisme theravada (École la plus ancienne et la plus proche du bouddhisme primitif)   font autorité en Birmanie  et dans le monde entier y compris aujourd'hui. Il est en effet l'auteur d'un  Guide pratique de grammaire pâli (en anglais)  régulièrement réédité. Ses compétences en archéologie et spécialement en épigraphie le conduisent à faire un travail considérable de déchiffrage des écrits bouddhiques dans les nombreux sites de la région de Mandalay, de Pagan et celle d'Arakan. Cet érudit français, responsable des recherches archéologiques en Birmanie est également un des  fondateurs de la fameuse revue birmane  Burma Research Society.

En haut de la colline de Mandalay qui domine le Palais royal (ou Palais de cristal) Georges Clemenceau atteint son objectif  d'approcher   au plus près le  bouddhisme originel : « A Mandalay, l'ancienne capitale de la Birmanie, j'ai eu entre les mains des restes authentiques de Çakya-Mouni, retrouvés dans un stupa du Pendjab par notre éminent compatriote, M. Alfred Foucher, sur les indications des pèlerins. Un petit flacon de cristal avec couvercle d'or, contenant de minces fragments d'os dans une poussière blanche. Le Bouddha heureusement, a laissé de plus importantes traces de son passage. »

 Visite incontournable du Palais de Cristal car Charles Duroiselle connaît la dernière résidence des rois birmans sur le bout du doigt. Il prépare  un guide de visite du célèbre Palais, probablement pour les riches anglophones venant  de plus en plus nombreux arpenter  ce pays chanté par Rudyard Kipling. G. Clemenceau, pour sa part connaît  bien les conditions dans lesquelles le roi Thibaw Min et la reine Supayalat ont été démis  par14 PalaisManday14 - Le Palais de Mandalay s'étend sur une surface de 4 km². En 1857, le roi Mindon a pris la décision de faire déplacer à dos d'éléphant son Palais d'Amourapoura. Le "Cristal Palace" est la dernière résidence du roi Thibaut avant la chute de la royauté. les Anglais et condamnés à l'exil en Inde. Ceux-ci sont intervenus au prétexte d'un soi-disant accord entre le fils du célèbre roi Mindon Min  et le gouvernement français, aux termes duquel les forces françaises du Tonkin  livreraient armes et  munitions au roi Thibault  en contrepartie de la cession de territoires Shan et de  mines de rubis de la vallée de Mogyok.  Plusieurs articles parus dans  les colonnes du journal  La Justice, fondé par G. Clemenceau  avec son proche et fidèle collaborateur Gustave Geffroy ; avaient su rétablir, en début de l'année  1885,  la vérité. Contrairement aux affirmations du Times, la France n'avait pas de visées coloniales en Haute Birmanie. L'assemblée nationale était sur le point de voter  un second  accord commercial. Il reconnaissait désormais aux Français le droit de s'établir, de résider et de pratiquer du commerce.  Mais Clemenceau savait que la réalité des relations entre les États et pouvoirs en présence était plus complexe. La Haute Birmanie était également stratégique pour la France, d'une part parce qu'elle était un passage complémentaire aux voies fluviales du Yang tsé (Chine) et du Mékong par le Tonkin qu'empruntaient les missionnaires français pour aller  évangéliser les Marches du Tibet. Le brillant et très estimé, notamment des bouddhistes mais aussi  des Anglais, Père Bigandet (1813-1894), sorte de Matteo Ricci français (il avait écrit, entre autres, un ouvrage  de deux tomes en anglais , sur la vie de Gautama, régulièrement réédité),  en poste à Rangoun (Basse Birmanie dite Birmanie méridionale pour les missionnaires), un des prédécesseurs de Mgr Perroy, avait obtenu du roi  Mindon Min  du royaume d'Ava (Haute-Birmanie ou Birmanie septentrionale)  l'installation d'un poste missionnaire à Bhamo (chez les Kachins), aux portes du Yunnan. Cette voie vers la Chine était d'une telle richesse qu'elle ne pouvait   certainement pas laisser  indifférents les interlocuteurs français du roi Mindon Min puis  de son fils Thibaw Min, appelés à protéger l'indépendance de  ce qui restait de la monarchie...au grand dam des Anglais. 

Ancien religieux ignorantin, Charles Duroiselle, avant que le Tigre s'embarque sur le yacht gouvernemental  pour Pagan, prochaine destination par le fleuve Irraouaddy, n'a pas manqué de lui rappeler l’œuvre missionnaire du Vendéen Mgr Pierre-Ferdinand Simon (né à Chaillé-les-marais) initialement affecté à l'évangélisation d'une communauté chinoise à Bhamo (chez les Kachins en rébellion). De retour à Mandalay après la chute du roi Thibaw ; il est à l'origine de la construction de la cathédrale du Sacré-cœur, de style néo-gothique,  à l'initiative de l'infatigable évêque Paul Bigandet. Cet édifice est fréquenté  principalement par des membres de la forte communauté des commerçants chinois de Mandalay.

On peut supposer que Charles Duroiselle a invité son compatriote Clemenceau, arrivé à Pagan,  à choisir,  parmi les nombreux sites  qu'il a étudiés , le Temple d'Ananda. Il  est d'ailleurs sur le point de  rédiger un guide de visite de cet  édifice emblématique. Comment Clemenceau pourrait-il 15   Temple d'Ananda15 - Temple d'Ananda - Pagan, construit au XIe siècle.passer à côté des  1.500 terres cuites qui  racontent, comme à Borobudur, les légendes de Bouddha ? Les Jatakas  sont pour lui une forme primitive du bouddhisme qu'il affectionne. Ces terres cuites fixées sur les murs  des  absides du Temple d'Ananda   entourent les  salles centrales  où règnent majestueusement d'immenses statues dorées   de Bouddha. Le regard du pèlerin peut, certes, se concentrer uniquement sur l’icône d'un Dieu à visage humain. A n'en pas douter, ces légendes, qui se comptent par centaines, sont des plus édifiantes. Pour notre  visiteur avisé  « Ce n'est pas la doctrine, toute nue, qui suffit à susciter les émotivités profondes de l'idéalisme cultuel. Il y faut l'entrée en scène des légendes par lesquelles se réalise l'inspiration supérieure de l'idéal vivant. Les mythes, en ce sens, sont des guides plus sûrs que le dogme lui-même. » Le Tigre […] poursuit : «  C'est là que vous trouvez l'histoire de Bouddha donnant son corps à la tigresse parce que "ses petits ont faim." Tout le bouddhisme est dans ces simples récits où s'affirme la solidarité de toutes les existences terrestres, tandis que Jésus s'en tenait seulement à l'amour de l'humanité. »

Clemenceau se souviendra : « A Pagan, sur l'Irraouaddy, il n'y avait pas moins de 12.000 pagodes. L'irruption des Tamouls en a laissé 1.200 dont quelques-unes fort belles ».Puis il faut quitter la  région sablonneuse de Pagan, immense sanctuaire bouddhique médiéval d'environ 41 km², berceau de la civilisation birmane de parler tibéto-birman. Des éleveurs de moutons et de chèvres avaient été  chassés des contreforts de l'Himalaya par des Chinois éleveurs de bovins, environ 3.000 ans avant J.C. Ils étaient venus avec leurs croyances animistes. Donc bien avant la naissance de Bouddha, soit environ  4.800 ans avant l'introduction du bouddhisme par le roi Anawrahta, fondateur du royaume birman à Pagan.

En descendant l'Irraouddy

La descente du    fleuve Irraouaddy est apaisante. Alimenté par deux rivières venues du Tibet,  le fleuve se forme aux frontières du Yunnan. Puis il  traverse, majestueux,  la Birmanie en son centre. La fonte des neiges s'amenuisant à partir de juillet pour approcher  entre novembre et avril, à partir  de Sagaing  de son étiage . Les sondeurs birmans sont donc aux aguets, avec  leurs perches de bambou, ils évitent  les  bancs de sable mouvants qui pourraient  freiner la luxueuse embarcation, en plus des nombreuses îles de formation ancienne qui jalonnent le fleuve . Après la  visite au pas de charge de quelques  sites bouddhiques  remarquables, le Tigre peut enfin goûter quelques   jours tranquilles sur le pont. Toujours tiré à quatre  épingles, en costume clair, coiffé  de son casque colonial, il peut  admirer les rives poudreuses   éloignées où vont et viennent paysans et pêcheurs, deviner la présence de villages signalés par des pagodes scintillantes dans le creux de palmeraies ou sur des belvédères en étages,  croiser bateleurs minces et acrobates, installés parfois en famille,   sur des radeaux de gros bambous ou de grumes de teck, l'arbre trop envié à la Birmanie,  s'émerveiller du spectacle des nombreux buffles,  des éléphants avec leurs cornacs venus s'adonner sagement  aux plaisirs d'un bain rafraîchissant bien mérité. Le spectacle des  bateaux à grandes voiles traditionnelles, remplis de tonnes de riz, de plus en plus nombreux, au fur et à mesure que le yacht gouvernemental s'approche du delta limoneux du grand fleuve, est saisissant. Et puis des groupes de dauphins  remontant le courant  rappellent au Tigre, de temps en temps,  la scène  qu'il peut voir de son jardin, à l'horizon de l'océan atlantique. Et chaque soir sur cette Loire gigantesque, Clemenceau admire des  couchers de soleil à la Turner. Mais sans trop attendre pour échapper  aux nuées de moustiques il faut rentrer dans sa cabine, hublot fermé, Albert a bien compris cette fois ci !. Demain ce sera encore plus beau. Tous ses sens vibreront. Monet qui aurait pu être du voyage, mais il est trop casanier, sera quand même présent, dans l'esprit de son ami,  avec sa palette pour fixer au petit matin   l'impression d'un soleil birman.

Arrivée à Rangoun. Le port est très affairé. Les éléphants tirent  les grumes de teck sur les rives boueuses. Ils obéissent sans rechigner à leurs minuscules cornacs. Les coolies, dockers et portefaix ; portent des charges disproportionnées. Il faut débarquer maintenant sur les quais donnant directement sur la  Strand Street.   Direction   Shwedagon. Bis repetita placent. Une deuxième visite s'impose  avant de dire adieu au pays des Pagodes d'Or.

L'adieu aux Pays des Pagodes d'Or

Le 3 décembre 1920, Clemenceau envoie un télégramme au général H. Mordacq (ancien chef de cabinet au Ministère de la Guerre qu'il a dirigé de 1916 à 1919) à bord de l'Ongora : « J'ai visité la Birmanie, qui est un pays admirable, avec d'étonnants monuments religieux. Une population aimable et douce, toute en soie, avec des femmes qui fument de gros cigares avec délices. Je viens de passer cinq  jours à naviguer, sur l'irraouadddy, par le moyen du yacht gouvernemental, un beau palais flottant. »

C'est une manière élégante pour Clemenceau de faire savoir à son ancien conseiller militaire, que malgré la plus haute estime qu'il lui porte, il ne poussera pas son périple au Tonkin malgré les vives recommandations d'un des meilleurs stratèges militaires de la Grande Guerre et grand admirateur de cet homme d’État qu'il juge exceptionnel.

Direction Calcutta, Clemenceau est encore affaibli par la persistance de son rhume. Il fait venir le médecin du Gouverneur. Le diagnostic est sans appel : retour en France sans délai.  « Je demande des soins, je ne demande pas de conseils » objurgue  le vieux médecin de campagne ! « Que je meure à Calcutta, que je meure à Paris, que je meure un mercredi, que je meure un samedi, cela n'a aucune importance, mais vous ne voudriez pas que je sois arrivé à la porte de l'Inde  et que je retourne en France sans avoir visité l'Inde. Ou je mourrai, ou je visiterai l'Inde » L'homme de tous les combats est un  chêne,  il ne plie jamais. Puis Delhi, Bénarès, Bikaner chez le Maharadjah avec au programme festivités et chasse au tigre pendant 3 jours...

Le retour en France passe par Ceylan. Du 23 au 25 février 1921 Clemenceau tient à visiter plusieurs sanctuaires bouddhiques, berceau du bouddhisme Hinayana (Theravada). Il termine avec bonheur la boucle de ce  long pèlerinage édifiant entrepris à 80 ans. « Rien de plus touchant que la rencontre de familles birmanes en pèlerinage aux ruines fameuses d’Anuradjapoura (Ceylan). Le grand Bouddha endormi reçoit aimablement des pèlerins, en habits de fête, l’hommage d’une fleur avec la libation venue de la source prochaine. Partout l’illumination du mystique sourire. A Sarnath, où le Bouddha prêcha son premier sermon, j’ai vu des pèlerins birmans apporter des feuilles d’or pour contribuer à. en recouvrir le grand stupa. C'est le geste classique de la piété birmane. »

 16   G.ClemenceauGalViharaPolonnaruva16 - C. Clemenceau au Gal Vihâra, Polonnaruva - Centre nord de l'île de Ceylan

 

C'était exactement il y a cent ans...

17  MaisonClemenceauJardsurMer17 - Résidence d'été de G. Clemenceau à Saint-Vincent-sur-Jard - VendéeOn comprend mieux ainsi le sens du voyage de Clemenceau en Asie du Sud. Il n'est pas arrivé en Birmanie, il y a précisément un siècle,  en simple  touriste mais en lettré féru d'histoire de la philosophie de Çakya-Muni et d’histoire des religions. Il avait prévu dans ses bagages pour l'Asie  des ouvrages très érudits à la pointe des  découvertes des orientalistes français tels Grousset, Burnouf, Foucher... Sa rencontre en Haute Birmanie avec Charles  Duroiselle   lui  a permis de confirmer, s'il en était besoin,  les transformations des croyances populaires nourries par les légendes initiales du bouddhisme  en une doctrine et une  religion.

Jusqu'aux  dernières années   de sa vie à Saint-Vincent, dans son jardin face à l'océan,  Clemenceau, tel le lettré confucianiste Sima Guang, chef de gouvernement à l’Epoque des Song du Nord,  en retrait de la vie politique en son jardin à Luoyang, se souviendra de la beauté des paysages ornés de  milliers de pagodes surmontées de   scintillantes  ombrelles (hti), lien entre  la terre et le ciel. Sans  un soupçon de mysticisme, mais curieux de spiritualité et de cosmogonie,  il n’aura pas oublié l'appel, apaisant, des   myriades de  clochettes  tintinnabulant  au moindre souffle du zéphire !

Jacques Chaplain - Les Jardins du Loriot, Vendée.

Vendredi 22 janvier 2021.

 

Jacques Chaplain, co-créateur, avec sa famille et des bénévoles, des Jardins du Loriot, parc anglo-chinois en Vendée, sur la commune de Venansault entre La Roche sur Yon et Les Sables d'Olonne. Diplômé de Sciences Politiques de l'Université de Poitiers, il a soutenu en 1972 (précisément 10 ans après le coup d'Etat militaire du général Ne Win qui a plongé le peuple dans un désastre interminable)   un mémoire de recherche  sur le socialisme birman  et le bouddhisme theravada [Ces travaux sur le passage d'un régime parlementaire fragile à une dictature durable, feront l'objet d'un publication numérique  de près de 300 pages accessible en 2024 notamment par un lien dans cet article.).

En 2013, shinthes, grand Bouddha niché dans un pagodon birman, petits temples de nats et  mosaïques de verre, tout œuvré par  des artisans de Mandalay, donnent une touche birmane à une partie du parc.Une collection de plantes  du nord de la Birmanie et des trois vallées du Sichuan ornent désormais plusieurs massifs dédiés aux chasseurs de plantes aux Marches du Tibet fascinés par la riche flore de la Haute Birmanie.

 18  Bouddh birmanNatsJardinsduLoriot copie18 - Bouddha et Nats sculptés à Mandalay - dans le Pagodon birman des Jardins du Loriot.

 

Depuis 2014, une exposition permanente  de plein air évoque  le voyage du Tigre en Birmanie, réactualisée grâce  à des informations et documents communiqués par Mme Malalan-Chaigne, fille de l'écrivain Louis Chaigne, mort à Venansault en 1973. Nous la remercions également  d'avoir bien voulu réaliser des recherches pour cet article.

Cet article est dédié à Mme Denise Bernot (1922-2016), Professeur de birman à l’Ecole Française des Langues Orientales et birmanologue. Elle m'avait fait l'amitié de  me recevoir en juillet 1971, à Antony où une petite équipe de chercheurs travaillait sous sa responsabilité à l'élaboration d'une importante bibliographie birmane (édition CNRS)  et à l'Institut des Langues orientales à Paris afin de pouvoir accéder à la riche  salle de documentation birmane qu'elle avait créée. Elle a su me transmettre son attachement à un pays à nul autre pareil.

Matthieu Séguéla, docteur en Histoire (Science po Paris), est à l'origine de cet article commémoratif. Je le remercie  pour sa mise en relation avec l'Ambassade de France au Myanmar et l'Institut français de Yangon. Enseignant  à Tokyo, il concentre actuellement ses recherches sur l'histoire des relations franco-japonaises (XIXe-XXe siècles) et l'histoire politique et culturelle de la IIIe République française en relation avec l’Extrême-Orient (1870-1940).

* L'orthographe utilisée est généralement celle de la graphie française utilisée par G. Clemenceau et/ou au début du XXème siècle.

 

Sources bibliographiques :

La plupart des citations de G. Clemenceau sont extraites de son ouvrage Au soir de la pensée, Plon, Tome I, 1927.
Dr Jean Perroy, «Félix Perroy (1866-1931), Évêque de Birmanie » Les cahiers du Patrimoine Talmondais - N° 5 / 2013.
Louis Chaigne : Itinéraires d'une Espérance, Éditions Beauchesne, Ed. Lussaud,  Fontenay-le-Comte, 1970. – Chapitre : Le cœur de Clemenceau.
René Benjamin, Clemenceau dans la retraite, Plon, 1930.
Jean-Baptiste Duroselle – Clemenceau, Librairie A. Fayard, 1988.
A. Samuel, M. Séguéla, A. T. Okada : Clemenceau, le Tigre et l'Asie, Snoek, 2014, 320 p. Catalogue du Musée national des arts asiatiques, publié lors de l'exposition organisée au Musée Guimet (2014) puis à l'Historial de Vendée (2015) sous le commissariat des trois auteurs.
John F. Cady, A History of Modern Burma, Ithaca, New York, 1957.
John F. Cady, The Roots of French Imperialism in Eastern Asia, Ithaca, N.Y., 1954.
Tiger on the Shwedagon ! Soas, Bulletin of Burma Research, Vol. 6 Part 1-2, 2008.

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